Le féminin et le masculin chez DW Winnicott : une approche universelle

Une des originalités remarquables de la pensée de Winnicott tient à son approche des éléments qu’il appelle « femelle » et « mâle » et que nous traduisons aussi par  « féminin » et « masculin », présents en chaque individu garçon ou fille.

Afin d’éviter toute confusion auxquelles ces dénominations peuvent prêter, il est important de souligner qu’il est question ici du féminin et du masculin et non de la féminité et de la masculinité telles qu’entendues dans le langage courant.

Ceci étant précisé, trois points principaux peuvent être dégagés à partir de l’approche de Winnicott :

d’une part, l’abord de l’existence de ces deux éléments femelle et mâle en amont de la sexualité, de l’identité sexuée et de la différence des sexes

d’autre part, l’affirmation que l’élément féminin pur est premier, présent dès les tous premiers temps de la vie à l’époque où le bébé n’a pas encore répudié l’objet comme non-moi, où le bébé est le sein. Ce n’est que lorsqu’il opérera une différenciation moi/non-moi, accédant à cette réalité que le sein n’est pas lui mais appartient à l’objet extérieur, que l’élément masculin va se développer

enfin, l’affirmation que l’élément féminin est (is) et se rapporte à cet état originel d’être et seulement d’être ; tandis que l’élément masculin fait (does) que le bébé soit actif (faire) ou passif (être agi).

Nous voyons ici toute l’originalité du chemin pris par Winnicott, notamment au regard de la conception freudienne sur le masculin et le féminin. Pour Freud, le masculin est premier et se rattache au stade phallique de l’organisation génitale tandis que la polarité masculin/féminin n’advient qu’en second lieu à l’époque de la puberté (« L’organisation sexuelle infantile », in La vie sexuelle).

Sans entrer dans les nombreuses controverses que cette théorisation a soulevées et soulève encore, nous pouvons néanmoins constater combien Winnicott s’en démarque sur la question du féminin et du masculin. 

Alors que Freud relie cette polarité au sexuel et à l’identité sexuelle, Winnicott l’énonce comme antérieure et irréductible à la sexualité infantile. Avec lui, nous ne nous situons pas dans la masculinité et la féminité, mais plutôt du côté de deux forces vitales différentes dans leur essence, complémentaires et constitutives de l’individu dans la totalité de sa personne.

Dès lors, nous pouvons considérer que la conception winnicottienne de ces deux pôles, femelle et mâle, inhérents à l’être humain déborde la notion de bisexualité psychique stricto sensu et rejoint une approche plus universelle que l’on peut retrouver dans les philosophies chinoise et occidentale mais aussi dans la mythologie grecque et biblique.

En effet, les philosophies tant occidentale que chinoise, bien qu’appartenant à des traditions de pensées assez différentes, partagent cependant l’idée de l’existence de forces à la fois distinctes et liées.

Ainsi, dans la philosophie occidentale est-il question de la loi des contraires (Héraclite) et du phénomène d’attirance (présocratiques) et d’interaction des contraires (Pythagore).

La philosophie chinoise, bien moins dualiste, envisage ces forces opposées comme complémentaires et principes de base de l’harmonie du monde. C’est le Yin et le Yang qui, de façon très résumée, représentent respectivement l’ombre/la lumière, la lune/le soleil, le féminin/le masculin etc.… C’est une relation d’opposition dans un lien d’interdépendance et d’engendrement où chacun porte en germe l’autre, comme le figure son symbole (du nom de Tai Chi) représentant un cercle formé à parts égales d’une partie noire avec un point blanc et d’une partie blanche avec un point noir.

Du côté des mythes, nous retrouvons ce phénomène de distinction tout autant que d’association d’entités opposées et, plus particulièrement en ce qui nous concerne, celle des élément mâle et femelle chez l’humain.

Le mythe platonicien de l’androgyne en est un exemple. Présenté par Aristophane dans le Banquet de Platon, ce mythe relate l’existence à l’origine de trois sortes d’humains, tous doubles : l’homme double, la femme double et l’androgyne (l’homme-femme). Leur désir de rivaliser avec les dieux ayant attisé la colère de ces derniers, ils furent condamnés par Zeus à être séparés en deux moitiés et, par voie de conséquence, à  la recherche désespérée de leur autre moitié manquante. 

Dans son ouvrage « Le féminin de l’être – Pour en finir avec la côte d’Adam » (1), Annick de Souzenelle, théologienne orthodoxe, reprend de son côté cette approche femelle/mâle chez l’humain à partir de son étude du mythe de la Création, approche sur laquelle je vous propose de nous pencher.

Point important, l’auteure mène cette étude à partir du texte de la Genèse en langue hébreu dont elle souligne « la traduction élémentaire » dans nos bibles occidentales et « l’interprétation réductrice et infantilisante » qui en découle.

Ainsi, dans la traduction française du verset 27 chapitre 1 de la Genèse il est dit : 

« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa ».

Si l’on se reporte à ce même verset dans la langue hébreu, il est dit :

            « Elohim créa l’Adam dans son image, dans l’image d’Elohim Il crée lui, mâle et femelle Il crée eux ».

Cette lecture à partir de l’hébreu nous éclaire ici sur deux points. D’une part, nous comprenons ici que «  l’Adam » est à entendre au sens de l’Homme (avec un H) et non de l’homme (tel qu’écrit dans la traduction française), d’autre part que cet humain qu’est l’Adam se constitue d’éléments mâle et femelle. A de S. le soutient clairement, il n’est pas question ici d’un homme et d’une femme, mais des pôles masculin et féminin de l’Adam.

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(1) Annick de Souzenelle, Le féminin de l’être. Pour en finir avec la côte d’Adam, Albin Michel, 1997

Parallèlement, elle y relie une autre erreur de traduction quant à la fameuse côte d’Adam qui dans la langue hébreu ne signifie pas « la côte » mais « le côté » d’Adam. D’ailleurs, dans une émission télévisée récente (début 2015), le rabbin Delphine Horvilleur avançait elle aussi que le texte hébreu parle du « côté » d’Adam et non de sa côte.

Mais revenons à A de S. pour qui cet autre côté est le pôle féminin d’Adam et non la femme issue de la côte d’un Adam homme.

Pour elle, le mythe de la Création ne peut être appréhendé comme récit historique mais comme langage symbolique. Et c’est dans cette voie du symbolique qu’elle relie le Jardin d’Eden au « jardin intérieur » de l’humain enfoui au plus profond et au plus « antique » de son être que chacun est appelé à découvrir et connaître, et faire ainsi dialoguer intérieur et extérieur de son être. 

Cet espace intérieur est précisément pour elle le féminin de l’Adam, son autre côté, qu’il doit identifier et intégrer pour accéder à sa totalité. A défaut, il en reste dissocié et, « coupé de lui-même, Adam ne peut s’accomplir » (Gn 2,18, texte hébreu). Pour qu’il ne reste pas « coupé de lui-même » (et non « que l’homme soit seul »=traduction française), il lui faut accéder à cet autre côté de lui. 

Pour cela, « Dieu le fait tomber dans un sommeil et il s’endort » (Gn2,18).

Trouver cet autre côté passe ainsi par le chercher au plus profond d’Adam (son espace intérieur) pour lui permettre d’entrer « en contact avec cette grande profondeur de son être » (A de S. p.29) : son pôle féminin en dedans de lui. Pôle encore dans les ténèbres (par opposition à la lumière) et que nous pouvons associer à l’inconscient (par opposition au conscient) ou, dans la tradition chinoise, au Yin ( l’ombre, le féminin) par opposition au Yang ( la lumière, le masculin).

Par cette descente au plus profond de son être, Adam découvre la totalité de son autre côté, nommé en hébreu Tsel’a : mot exprimant « l’ombre » (= Tsel) jusqu’à sa « source » (= lettre ‘ayin = lettre « a » de Tsel’a).

Adam voit et reconnaît son féminin : « Voici celle qui est os de mes os et chair de ma chair » (1). Il sait qu’il est deux et doit, dans la suite de cette perception, parcourir ce chemin de la rencontre et de l’union de lui « Ish » (homme) avec son autre côté « ‘Ishah » (femme) pour accéder à la connaissance de la totalité de son être et en savourer le fruit.

Mais Adam mange le fruit avant même d’avoir effectué ce chemin et se coupe de cette grande profondeur de son être, son pôle féminin resté dans « l’ombre » (Tsel). 

Ce pôle féminin, autre côté dans l’ombre, A de S. l’identifie à la Adamah (qui signifie en hébreu « terre ») : c’est la terre-mère des profondeurs (d’où le nom Adam provient) non encore reconnue et épousée, c’est-à-dire avant de devenir ‘Ishah

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(1)En hébreu, la « chair » ne se confond pas avec le « corps » au sens physiologique du terme. D’ailleurs le mot « corps » n’existe pas en hébreu en dehors du substantif « Goph » renvoyant à la notion de « cadavre ». La chair, elle, qui se nomme en hébreu « basar », exprime, contient une dimension d’incarnation à laquelle se rattache la notion de corps vivant (cf A.deS., op cit, p 30 et 159).

Adam, exilé de la terre de ses profondeurs, se retrouve dès lors à l’extérieur de lui-même et ‘Ishah (le féminin intérieur) devient Eve (Hawah) la femme extérieure.

Quitter cet état d’exil – que nous pouvons qualifier dans la langue psychanalytique état de dissociation – passe, tel qu’il est dit dans le mythe de la Création, par se tourner vers la Adamah  « car d’elle tu es tiré, car tu es poussière et vers la poussière retourne-toi ! » (Gn3,19).

Là encore, la signification du mot « poussière » en français (qui renvoie davantage à de la terre morte) annule en quelque sorte toute la profondeur et le sel de son équivalent en hébreu « Aphar » qui signifie « fécondité » (Phar) à la « source » (lettre ‘ayin).

Cette lecture du mythe de la Création dans sa dimension symbolique crée des résonnances du côté de notre travail de psychanalyste. 

D’une certaine façon, ne s’agit-il pas pour nous aussi de soutenir nos patients dans ce retour vers, si je puis dire, leur Adamah/leurs profondeurs et de les accompagner dans cette traversée intérieure au plus « antique » de leur être ?

Par ailleurs, des correspondances se dessinent sur le plan de l’approche psychanalytique et, plus particulièrement en ce qui nous concerne, des éléments féminin et masculin chez Winnicott. 

Et en conclusion, je vous propose de vous en présenter principalement trois :

L’existence de la bisexualité humaine : chaque homme et femme porte en lui/en elle les deux éléments mâle et femelle dont l’identification et l’intégration donnent accès à la totalité de la personne.

L’antériorité de l’élément féminin : parce que tous nés d’une mère et que la mère est une femme de même pour l’Adam tiré de la Adamah, la terre-mère des profondeurs.

La corrélation entre l’élément féminin et être

             Pour Winnicott, l’élément féminin, caractérisé par l’identité sein-bébé (le bébé est 

             le sein), « fournit à l’enfant la base indispensable sur laquelle il pourra être ce qui 

             lui permettra ultérieurement d’établir un sentiment du soi. » (1)

             Chez de Souzenelle, Adam ne peut être que par la reconnaissance et l’intégration    

             de son pôle féminin ; à défaut il s’en trouve coupé/dissocié et « chaviré à 

             l’extérieur de lui-même » (2), ce que nous pourrions relier à l’établissement dans 

             un faux-self. 

Chez de Souzenelle, comme chez Winnicott, le pôle féminin se situe bien du côté 

             de l’être et du self. 

D.W. Winnicott, La créativité et ses origines, in Jeu et réalité, Gallimard, 1975, p.160

A. de Souzenelle, op.cit, p.33

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