Par Olivier Philippart de Foy
Accueillir des personnes handicapées mentales adultes, c’est pour le moins s’interroger sur ce qu’accueillir veut dire. Pour y répondre, sans se noyer dans la circularité des pétitions de principe, il nous échoit, à nous professionnels, de décliner la question autrement : à quoi sommes-nous confrontés en accueillant ces personnes ?
En déclinant la question ainsi nous changeons de perspective. Le problème du handicap mental ne renvoie plus aux personnes qui le subissent, comme si c’était à elles à en assumer la responsabilité, comme si elles étaient des patients en attente de prise en charge ou des personnes à réparer. Ce problème est ici abordé dans sa réalité ontologique. La réalité du handicap mental est la plus grosse blessure narcissique infligée à l’humanité. Elle renvoie à l’absurde. Elle est l’impensable et restera à jamais impensée en elle-même puisqu’il y va de la déficience du travail du penser. Il ne s’agit pas de rejouer Foucault. Là où le délire du fou est une raison qui déraisonne, la débilité du débile ne déraisonne pas, elle manifeste la difficulté de raisonner, voire son impossibilité.
Même la logique immanentiste de la Chine s’y noie. Le handicap mental est, à ma connaissance, le seul évènement qui ne débouche sur aucune transformation. Il est une voie sans avenir qui emporte dans son abîme les générations passées. Il faut entendre cette réalité : le handicap mental est avant tout un problème relationnel. Cet évènement est si violent que personne ne peut l’encaisser. Il bouleverse les liens qui se nouent entre l’enfant, les parents, la fratrie, la famille élargie, les amis de la famille, les voisins, les collègues, les administrations et les institutions.
Ce traumatisme qui tombe sur la relation rebondit sur la personne qui le subit, en ce sens qu’elle fait l’expérience traumatique d’être traumatisante. En effet, la personne handicapée mentale n’est pas celle qu’elle aurait dû être car elle est précisément ce qu’elle n’aurait jamais dû être. Dès sa naissance les regards qu’elle reçoit sont des regards navrés, ennuyés, esquivés ou désespérés. Elle fait la douloureuse expérience d’être source de tristesse pour ceux et celles qui, dans le meilleur des cas, l’investissent et qu’elle aime !
C’est à ce double traumatisme que nous sommes confrontés en accueillant ces personnes. Nous avons à répondre à la violence du handicap en tentant d’en diminuer les effets. Mais nous avons surtout à y répondre en tentant de remailler ce qui s’est déchiré ou n’a pas pu être tissé dans l’espace relationnel.
Il s’ensuit qu’il ne peut en aucun cas s’agir de reformater ou d’occuper des personnes, il s’agit tout au contraire de bâtir un lieu que l’on peut habiter. Pour nous, c’est à partir de ce lieu et en son sein que nous apprenons humblement à faire de cet impensé effroyable un vertige habitable. Ce lieu, vous l’aurez compris, est gros d’illusions. C’est de lui que je vais vous parler. Que mettons-nous en place pour qu’un tel lieu puisse advenir ? La réponse est d’une simplicité enfantine : un tel lieu n’existe qu’à partir du moment où quelque chose peut y avoir lieu pour chacun !
Ce lieu est donc un acte. Il n’est qu’en acte. Il n’est qu’à devenir, qu’à persévérer dans son être, qu’à être repris, relancé et rebâti. Ne nous y trompons pas, il ne s’agit nullement de s’agiter afin d’en faire un super-lieu. Que du contraire, il suffit d’y laisser la vie couler. Il n’y a contradiction qu’en surface. S’il ne sert à rien de tirer sur une plante pour la faire pousser, il importe d’en prendre soin pour la laisser pousser. En l’occurrence, il s’agit de cultiver, par-delà toute mélancolie, tout déni et toute résignation, une confiance en la vie. Bâtir et rebâtir un tel lieu, c’est apprendre à séjourner dans la vie tout en se tenant au bord du gouffre de l’insignifiance.
Hölderlin nous dit que l’homme habite le monde en poète. Heidegger y vient à son tour : un lieu n’est pas n’importe quel espace car un lieu n’est que s’il est habité. C’est en habitant un espace qu’on fait d’une lande déserte un monde, et c’est articulant le ciel, la terre, les dieux et les hommes qu’on habite un espace.
Mais un lieu n’est pas qu’un simple « espace habité ». Un lieu n’est que s’il s’y passe quelque chose. Le lieu a donc, aussi, à voir avec l’avènement. Pour décrire ce lieu Nishida Kitaro recourt au concept de basho. Il s’agit d’une manière d’être. Ce qui advient dans ce lieu est moins le fait de l’intentionnalité des personnes qui y vivent que de l’émergence d’un nouveau mode d’être qui surgit de ce qui s’y passe. Il s’y agit d’accueillir le moment opportun, de s’éveiller à la vie et de se laisser guider ou porter par elle.
Mais suffit-il d’être pour habiter le monde et être présent à la vie ? N’en déplaise au romantique, cette immédiateté est un fantasme. En effet, si le maître zen peut s’offrir le luxe de suspendre la temporalité afin d’être simplement présent au moment présent, c’est précisément parce qu’il est le fruit du temps. En aucun cas, il ne recouvre un état originel.
Les personnes handicapées n’ont pas cette chance. Elles sont engoncées dans une atemporalité. Il ne leur a jamais été désigné un horizon. Elles n’ont jamais été appelées à devenir. Elles sont condamnées à vivre un moment sans lendemain. Elles ne suspendent pas la temporalité car elles n’y sont jamais entrées. Leur moment présent est un trou noir d’où rien ne semble pouvoir s’échapper. Il ne suffit donc pas d’être pour savoir vivre le moment présent et séjourner dans la vie, il faut encore savoir veiller, sans défaillir, dans la nuit obscure, où tout est indistinct, afin de pouvoir cueillir l’aurore timide qui ne viendra que si elle est saisie. Mais comment parvient-on à se tenir debout ?
Winnicott nous dit que l’enfant apprend à unifier son vécu et ses expériences. Il vit d’abord dans un état de non-intégration. Il apprend progressivement à devenir une unité totalisée qui, comme le rajoute J. Mac Dougall, n’est jamais acquise car elle est toujours en voie de totalisation. Or, il n’est pas possible d’unifier un vécu sans passer par autrui. C’est en partant de la vie que nous allons dans la vie mais, pour nous humains, c’est en passant par les autres humains que nous y arrivons. Pour savoir veiller jusqu’à l’aurore, il faut avoir été veillé. Veiller n’est pas que rester debout dans la nuit, c’est aussi être présent à celui qui sommeille, c’est une manière d’être attentif à autrui.
Selon Augustin, au lieu de soi est autrui, car au lieu de soi est l’appel à être. Personne ne devient une personne par soi-même. L’anthropologie confirme cette intuition : la personne n’est pas un état défini en soi. Etre une personne c’est être un arrangement de configurations relationnelles. A son tour Sami Ali y insiste. Ce n’est pas parce qu’il y a de l’espace que des corps peuvent se mouvoir, c’est au contraire parce qu’il y a des corps qu’un espace peut advenir. Or, personne ne fait d’un corps réel (organique) un corps propre (vécu) par soi-même.
Il ne suffit donc pas de dire qu’un lieu n’est que s’il est en acte, que s’il est habitable et que s’il s’y passe quelque chose, il faut nécessairement encore ajouter qu’il n’est qu’à partir du moment où des personnes peuvent justement le bâtir, l’habiter, accueillir la vie et s’y recueillir. Or c’est par et dans la relation que les personnes adviennent à elles-mêmes.
Il revient à Winnicott d’avoir décrit la dimension relationnelle du lieu en le définissant comme un espace potentiel. Cet espace est une aire intermédiaire. Il n’est pas donné mais bien produit par des expériences vécues. Cet espace potentiel est donc éminemment relationnel puisque ce qui le conditionne est l’expérience de la confiance, la confiance en la fiabilité de l’autre.
Le lieu dont nous parlons est un lieu utopique et u-chronique qui noue dans une dynamique borroméenne un espace, une temporalité et des personnes. Ce lieu est un entre-deux dans la mesure où il n’appartient à personne puisqu’il appartient précisément à chacun. Ce lieu est un espace d’inclusion réciproque de l’intérieur et de l’extérieur où les distinctions entre le dedans et le dehors, l’identité et la différence, soi et l’autre évoluent au fil des dynamiques relationnelles. Ce lieu est paradoxal puisqu’il est à la fois le fruit de la rencontre et la condition de la rencontre. Ce lieu est un contenu-contenant où le temps, l’espace, la rencontre et les personnes qui s’y rencontrent adviennent en même temps. Se noue là l’immanence et la transcendance. Se joue là quelque chose de la périchorèse : au sein d’un lieu relationnel une transcendance d’antécédence se noue à une immanence de reconnaissance. Nous en retirons que penser le lieu à partir du lieu, c’est tenter de penser du lieu même de la relation.
Mais qu’est-ce que penser depuis la relation et à partir du lieu ? C’est d’abord quitter la position de sujet pour entrer dans la réalité d’un monde partagé. Un monde partagé est une manière d’être. D’une part, dans un monde partagé on n’y rencontre plus l’autre puisque c’est précisément à partir de l’autre qu’on entre dans ce monde. D’autre part, dans un monde partagé on ne fait plus face au monde (et aux objets) puisque le monde est le lieu d’où on vient et où on devient soi, le lieu d’où on peut justement faire face à quelque chose.
Nonobstant, nous devons rester vigilants. La tentation du romantisme est au cœur des hommes. Le mythe du paradis perdu nous taraudera toujours. Pour le dire en des termes hégéliens, il ne s’agit pas de descendre en deçà de la position subjective pour espérer recouvrer un accès direct et immédiat à « l’âme du monde ». Il s’agit tout au contraire d’aller au bout de la conscience pour accéder à ce que Hegel nomme l’Esprit ; c’est-à-dire à la réconciliation entre la conscience et le monde.
Nous voyons maintenant un peu mieux ce que peut vouloir dire « penser à partir du lieu ». Penser à partir du lieu, c’est penser avec raison comment faire pour qu’un espace, tel une institution, puisse devenir un lieu où on peut devenir soi.
Pour avoir la chance de se découvrir comme un soi, pour avoir la chance de sentir quelque chose comme un « je suis » il faut d’abord avoir été porté. Nonobstant, la sensation d’être ne suffit pas à faire de nous des êtres en devenir. Il faut encore que l’on puisse faire quelque chose de cette sensation ; c’est-à-dire que l’on devienne des « sois », des êtres capables de traiter nos sensations afin de persévérer dans notre être et de séjourner dans la vie.
Au commencement est la relation. C’est de cette toile de fond que se réalisent les premières unifications. Mais c’est cette toile de fond que déchire le handicap mental. C’est donc elle qu’il s’agit de remailler en premier lieu. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de partir de cette toile de fond pour progressivement soutenir chaque personne dans son élan vers plus de liberté en lui permettant d’agir, en fonction de ses possibles, dans la vraie vie. Ce n’est en effet que dans la vraie vie que l’on peut se découvrir co-créateur de ce monde qu’on bâtit et qu’on habite. Ce n’est qu’en elle qu’on peut goûter la joie d’être en relation avec soi, le monde et les autres.
Voyons maintenant comment nous nous y prenons.
Accueillir, c’est prendre soin, c’est veiller à, c’est se soucier de. C’est à la fois soigner, éduquer et accompagner. Il y va d’une démarche clinique puisqu’il s’agit d’être attentif à chaque personne. Ce travail étrange est improbable. Il dépend de deux conditions de possibilité qui, de prime abord, s’opposent. La condition nécessaire est le mandat qui pose une asymétrie de statuts entre le soigné et le soignant. La condition suffisante est la reconnaissance d’une égalité de personnes. On perçoit l’aporie : comment le professionnel doit-il s’y prendre pour rencontrer chaque personne en tant que personne et non en tant qu’objet de soin ?
La solution est d’habiter cette tension insoluble. Nous ne sommes pas des passeurs qui, soi-disant, feraient passer du bon côté de la frontière ceux qui, sans leur aide, resteraient du mauvais côté. Nous sommes des passages par lesquels ceux qui sont tombés du monde y reviennent. Selon PJ Labarrière, nous sommes au point nul de la médiation en ce sens que nous ne sommes ni des travailleurs sociaux ni des êtres humains parce que nous sommes très précisément des travailleurs sociaux et des êtres humains. C’est en rencontrant en personne la personne qu’on la relie, et qu’on se relie, à la communauté humaine.
Le concept de neutralité professionnelle passe à la trappe. Il ne s’agit plus de maintenir des distances ou de garder des frontières mais au contraire de s’impliquer dans la relation avec sincérité : avec notre corps, nos affects, nos rêves, nos blessures et nos espoirs. Il importe évidement de ne pas s’y perdre. On ne peut devenir idiot avec les idiots ! Aristote nous permet d’éviter cet abîme. Grâce à son modèle d’emboîtement des âmes, selon leur niveau de complexité, nous posons le schéma suivant : sur un premier niveau nous sommes à 100% des personnes et, sur un second, à 100% des professionnels. Sans le moindre paradoxe, nous sommes humains à 200% !
Qu’est-ce à dire ? Prenons une situation triviale : un père qui joue au cheval avec son fils en le prenant sur ses épaules. Ce père doit réellement jouer sans quoi il reste en dehors de la relation. Mais il lui échoit de se souvenir que si l’enfant peut croire qu’il est un cheval, lui, doit savoir qu’il joue, sans quoi il délire. En fait, il joue réellement mais avec maturité. Il ne nie pas la part d’enfance qui vit en lui, il la sursume. C’est cette dialectique qui lui permet, à l’instar de « la mère suffisamment bonne » de mettre une partie de sa libido en jeu afin de partager un réel moment de joie avec son enfant.
Si nous avons trouvé la manière d’habiter la tension qui relie la personne et le mandat, nous n’en savons pas, pour autant, plus sur la fonction soignante. L’analyse institutionnelle décrit l’isomorphisme qu’il y a entre l’équipe des soignants et l’équipe des soignés. Mieux, elle nous apprend que les soignés exercent eux aussi une fonction soignante. La frontière entre les deux équipes n’est ni affaire d’ontologie (de personne), ni affaire de fonction (de statut). C’est une affaire de responsabilité. Prenons un exemple. Pourquoi sont-ce toujours les éducateurs qui sont devant dans la camionnette ? Dès qu’on interroge la frontière, on voit que toutes les places sont interchangeables sauf une, celle du conducteur. Par contre, il n’y a aucune raison à ce qu’on ne partage pas tous une même douche lors d’un camp.
Nous sommes tous égaux en tant qu’êtres humains pleinement immergés dans l’existence, en tant que frères en humanité, mais nous sommes différents de par notre statut. Il y va de notre mandat, mais il y va plus fondamentalement d’une transcendance d’antécédence au sens où nous sommes comme « des grands frères » plus responsables qui prenons soin de nos « petits frères » moins responsables.
Il s’ensuit que si être attentif à l’autre est l’appeler à répondre et, partant, à exercer sa responsabilité, là où il le peut, nous devons admettre que cette frontière soit mobile. Il faut une transcendance pour qu’un appel puisse avoir lieu, mais il faut accepter que la réponse la remette en question.
En outre, en acceptant cette dialectique qui articule une transcendance d’appel et une immanence de réponse, nous laissons de la place à ce qui dans les relations peut exercer une fonction soignante. Un soignant peut soigner sans le savoir puisqu’il n’est pas transparent à lui-même et qu’il ne peut savoir ce que « prend » de lui le soigné. Un bénéficiaire ou un travailleur qui n’appartient pas à l’équipe éducative peut exercer une fonction soignante – en prenant le temps de parler ou en manifestant un signe de sympathie, par exemple. Mais il se peut aussi que ce soit le monde lui-même qui l’exerce : il arrive que l’activité, le travail de la matière, certaines conditions climatiques, un contact avec la nature, une ambiance ou encore une relation avec un animal soignent. L’expérience du monde peut offrir une joie qui nous réconcilie avec la vie.
Nous sommes donc moins des agents et des acteurs que des veilleurs et des poètes. Ce n’est pas de nos intentions qu’advient une ouverture vers ce que Nietzsche appelle la Grande Santé, mais de nos attentions. C’est cette attention portée à chaque instant à chaque personne qui nous permet de saisir le moment où s’entrouvre une lueur de vie. On l’aura compris, il ne suffit pas de donner des soins ou de monter des projets, il faut encore et surtout prendre soin des personnes et des relations.
Comment faire ? Suffit-il d’une once de bienveillance ? Non, il ne s’agit en aucun cas de morale ! Nous nous référons à la parabole de la syro-phénicienne. Pour rappel : Jésus sort des frontières et rencontre une femme qui lui demande une bénédiction. Il la rejette violement en lui disant qu’on ne donne pas le pain des enfants aux chiens. Elle lui répond qu’on n’empêche pas un chien d’happer les miettes qui tombent. Il lui dit alors qu’elle a raison et que sa foi est grande. Ce qui importe est que, à ma connaissance, c’est le seul texte où un sage n’a pas le dernier mot. Ce récit montre que la foi de cette femme est plus grande que la sienne car, lui, il s’était enfermé dans ses certitudes. Là aussi, c’est par la relation et au sein de la relation que tout se joue. Nul n’en ressort indemne ! Chacun est altéré par l’altérité de l’autre.
Tout est donc affaire de relation. La question est de savoir comment faire pour ne pas devenir fou, pour ne pas devenir un « fol en Dieu » et embrasser le lépreux. Nous sommes face au traumatisme. Comment faire pour résister à l’appel du gouffre et ne pas se laisser avaler par les ténèbres, la mélancolie et le désespoir ? Comment faire pour accepter notre impuissance à sauver autrui de ce qu’il vit ? Et partant, comment faire pour éviter de dénier la réalité ?
Winnicott nous prévient : il y a deux modes de pathologie : le délire et la résignation. La santé réside dans la capacité à relancer les dés. Guérir est faire en sorte que quelque chose circule à nouveau. Rien n’est plus important que de (re)trouver la joie de la créativité, la joie de vivre et de penser, d’aimer et d’agir. Sans cela, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, ajoute-t-il !
Mais comment faire pour relancer la créativité d’une personne qui est à l’étroit dans son être ? Les personnes que nous rencontrons sont si souvent mal à l’aise dans leur corps, si maladroites dans leurs comportements et si empêtrées dans leur être. Certaines sont des singes savants, d’autres des clowns blancs. Leur corps, lui-même, porte la marque de leur peur d’être vue, de leur honte d’être, et de leur gêne de vivre.
On ne guérit pas d’un handicap mental. Il est alors tentant d’en appeler au moment présent, à la sensation ou au bien-être, mais rien de cela ne suffit à faire d’une vie une vie qui vaut la peine d’être vécue. Qui voudrait d’une telle vie ? Cependant, peut-on espérer plus sans dénier le réel ? Peut-on réellement croire en une politique de l’autonomie ? Suffirait-il d’acquérir des compétences pour accéder à une vie bonne ? Suffirait-il de changer les termes et de parler de client ou de personne en situation de handicap pour éradiquer la réalité du handicap ?
Winnicott y insiste, « la santé est incompatible avec le déni de quoi que ce soit ». N’y aurait-il alors qu’à se résigner ? La situation semble être sans issue… à moins que la question ne soit mal posée ? In fine, en quoi le handicap empêche-t-il d’entrer dans la vie et dans la joie ? La réponse est simple, c’est Tolstoï qui la donne, « il n’y a de bonheur qu’à être partagé ». La question est alors de savoir comment créer un monde en commun. Qu’est-ce qui fait qu’un monde est commun ?
Winnicott décrit la fonction constitutive de l’illusion. L’illusion est ce par quoi l’enfant entre en confiance dans le monde. Cette expérience n’a lieu que s’il est relayé. L’enfant croit créer le sein dont il a besoin sur fond d’un sein qu’il trouve. L’objet transitionnel est un créé-trouvé. On n’insiste pas assez sur le fait que pour que le sein soit un créé-trouvé il faut qu’il ait été présenté. Il n’y a pas que le bébé qui illusionne. La mère doit elle aussi illusionner pour rencontrer son enfant : croire en son devenir. Hélas, il arrive que ces deux illusions ne se rencontrent pas. Le bébé peut être trop lent à répondre, la mère peut se lasser et ne plus lui parler au moment où il en devient capable ! Ce qui se brise ici est l’illusion fondamentale : soudainement on découvre qu’on ne peut plus croire en la vie ni en notre capacité à vivre. Certes, il échoit à tout être humain de faire l’expérience de la finitude. Cette expérience est balisée par la culture. La culture est une illusion par laquelle nous donnons sens à la vie. Mais quel sens peut-on donner à la naissance d’un enfant handicapé ? Et surtout, comment dans cette désillusion, illusionner quelque chose de positif afin de pouvoir lui présenter cette confiance de base sans laquelle il ne pourra ni s’épanouir ni trouver de la joie à vivre ?
On ne peut chercher cette joie sans partir de la réalité, sans quoi il n’y va pas d’une illusion, mais d’une hallucination. En l’occurrence, nous devons démarrer du handicap. En parler est affronter directement la blessure. Nous tentons d’y rejoindre la personne et sa famille. Il s’agit d’abord de mettre la famille en confiance afin qu’elle nous confie leur enfant et qu’elle accepte qu’il puisse s’engager dans une vie réelle. Nous tentons de rejoindre la famille et la personne dans leur blessure en leur montrant que nous n’en avons pas peur, et, que puisque nous n’en n’avons pas peur, nous n’allons pas fuir.
Ensuite nous allons à la rencontre de la personne handicapée. N’étant pas blessés comme ses parents le sont, nous permettons à la personne handicapée de tester plus facilement notre fiabilité tout en lui montrant notre faillibilité. Nous ne cherchons pas à être des superhéros. Tout au contraire, c’est en acceptant d’être touchés par son désarroi que nous lui montrons notre fiabilité. Progressivement en tissant une relation de confiance, nous lui montrons qu’il y a, pour elle aussi, une vie qui mérite d’être vécue à portée de main.
Nous en revenons ainsi tout naturellement au lieu. Un lieu est un espace potentiel qui permet à chacun de cheminer dans l’existence à condition d’y être en relation. L’enjeu est double : créer un espace porteur et y proposer des projets signifiants. Un espace est porteur à partir du moment où il nous permet de nous y appuyer et de nous y laisser porter. Il y va de l’institution. Instituer est faire tenir debout. A la suite d’un incendie, nous avons vécu l’exode. Nous avons été accueillis dans d’autres espaces mis à notre disposition. Nous n’avons jamais aussi bien perçu combien l’institution est constitutive. C’est elle qui fait de nous des nomades ou des sédentaires et non des naufragés. Habiter un lieu, c’est en prendre soin, y faire passer une frontière entre un dedans et un dehors, y poser des différences, s’inscrire dans la temporalité, y instaurer des rituels, y poser du « mobilier » et le décorer en lui donnant sens et valeurs. Un projet est, quant à lui, signifiant à partir du moment où il nous permet de nous sentir être réels dans un monde réel – il y a une immense différence entre faire des crêpes pour occuper un après-midi et préparer des crêpes pour le repas de midi.
Afin de donner corps à ces invariants anthropologiques nous construisons des dispositifs institutionnels qui nous permettent de ne pas glisser hors du monde. Nous avons institué ce que nous nommons « l’Assemblée du Petit Peuple ». C’est un espace de parole. Chaque personne qui fréquente notre centre y est invitée, qu’elle soit une personne handicapée ou un professionnel. Y vient qui veut. Aucun sujet n’est interdit. On y parle du quotidien, on y règle des problèmes et on y prend des décisions. On n’y décide pas tout, car certaines questions relèvent d’autres niveaux institutionnels (équipe éducative, direction, Conseil d’Administration), mais néanmoins on peut y exiger qu’on en rende compte.
Nous avons institué des ateliers basés sur le vivre-ensemble : un atelier cuisine où nous cuisinons le repas de midi que nous partageons ensemble ; un atelier de construction (travail du bois) et de jardinage (aménagement intérieur et des alentours) ; un atelier vie-quotidienne dans lequel nous prenons en main la gestion du quotidien (on y réalise selon la saison des confitures, des spéculoos et du jus de pommes ; et on y réalise aussi les décisions prises en Assemblée, la décoration d’un local par exemple).
Nous travaillons avec des partenaires. Nous avons une personne qui donne un coup de main dans une boutique de seconde main ; nous en avons une autre qui seconde l’institutrice maternelle du village. Nous montons enfin des projets, disons, plus aventureux (camps, pèlerinage à Compostelle, trekking dans l’Atlas, descente du canal de Nantes à Brest en kayak).
Nous avons également institué un atelier expressif ainsi que deux ateliers plus « thérapeutiques » : un atelier corps et un atelier réflexif. Dans le premier nous aidons la personne à unifier son vécu et ses expériences. On y fait de la psychomotricité, du massage et du yoga. Dans le second, on l’aide à élaborer son vécu et ses expériences en la mettant en situation. On y écrit son cahier de vie, on y regarde des films et des documentaires qu’on commente, on y rédige un périodique, on s‘y informe et on y débat des questions de la vie.
Nonobstant, nous devons rester vigilants. Ces dispositifs ne doivent pas nous permettre de nous cacher derrière eux. En aucun cas il ne s’agit de les faire fonctionner. Ils ne sont que le moyen par lequel nous donnons corps à des projets de vie. Il y a donc lieu d’être à l’écoute de ce qui s’y joue. Il convient aussi d’éviter de fonctionner soi-même, de s’adapter à ces dispositifs, de ne penser qu’à la tâche et à son résultat. Nous devons veiller à ne pas glisser dans la lassitude – ce que Sami Ali nomme le banal. Il s’ensuit que penser la fonction soignante dans sa dynamique nous interdit d’organiser notre travail d’accueil selon une approche managériale et protocolaire.
Par ailleurs aucun projet signifiant ne convient aux personnes plus lourdement handicapées. Ces personnes nous rappellent l’importance de l’ambiance. Il ne s’agit pas d’aller en deçà de la signifiance. L’ambiance semble en être la toile de fond, mais c’est erreur car elle en est le fruit. Sans être investi par de la signifiance, un lieu reste un espace vide et anonyme qui débouche sur un non-lieu. Pour qu’on puisse se sentir bien dans un lieu, pour qu’on puisse s’y sentir chez soi, il faut qu’un lieu parle. Il importe de laisser couler la vie et d’écouter ce qui se passe. Nous invitons les personnes handicapées à se promener librement dans les bâtiments et dans le jardin afin d’y créer des espaces de ressourcement et, plus simplement, d’y vivre. Cette invitation est également adressée aux travailleurs.
Il est essentiel que les travailleurs puissent se sentir en confiance sur leur lieu de travail. Il l’est encore plus pour les soignants. En effet, il est impossible de faire vivre un lieu si on n’y met pas de notre vie personnelle. Il faut accueillir ces parts de notre vie. En outre, les soignants sont invités à insuffler ce minimum de joie dont nous avons tous besoin pour s’en remettre en confiance à la vie. Cette tâche est la tâche primordiale. Dans l’hommage rendu à Montserrat Figueras, J. Savall insiste sur l’importance de la berceuse. Il faut transmettre qu’il est bon de vivre et qu’on peut s’en remettre en confiance à la vie. Porter est chanter la vie.
Nous ne pouvons pas rester à l’infini assis sur le bord du gouffre. Survivre à la folie et à l’absurde n’est pas encore vivre. Nous sommes envoyés au front, mais de ce front nous pouvons en revenir car on ne revient pas du handicap. Nous devons l’habiter pour en faire autre chose qu’un gouffre : le décorer, y jeter des couleurs, y faire résonner des rires, y chanter et y faire pousser des fleurs. Mais comment faire pour quitter tout ressentiment et pour passer des passions tristes aux passions de la joie ? C’est en chantant, en douceur ou avec violence, qu’une plainte se transforme en complainte. C’est en faisant vibrer notre âme – au sens où selon, le poète Salah Stétié, l’âme est ce qui ne guérit pas -, que nous faisons chanter la vie.
Pour donner corps à la joie et sursumer le traumatisme, nous avons, nous aussi, tout autant que les soignés, besoin de projets signifiants. C’est donc là dans ce même besoin d’illusion (voire cette même illusion) que nous nous retrouvons travailleurs et bénéficiaires. Cette illusion est ce par quoi nous parvenons à donner du sens à ce que nous faisons ensemble et ce par quoi nous parvenons à y croire. Cette illusion fonctionne comme un horizon régulateur. Notre illusion est de croire qu’il est possible de construire avec les personnes handicapées mentales un monde en commun où il fait bon vivre ensemble. Cette croyance est essentielle puisque c’est par elle que nous mettons en confiance les personnes handicapées lorsqu’elles se lancent dans leurs projets. C’est en créant cette confiance nous-mêmes et pour elles que nous les aidons à prendre confiance en elles-mêmes et, en retour, c’est par la confiance qu’elles mettent en nous que nous parvenons à créer cette confiance dont nous avons, nous aussi, besoin.
La croyance en ce monde commun nous donne la force et le courage d’aller à leur rencontre et de nous proposer comme support. Il n’y a rien d’humain qui ne nous concerne puisque nous sommes tous des humains. L’expérience même de ce qui est inhumain est humaine en ce sens qu’elle dit quelque chose de l’humain. Nous partons de l’idée que les problèmes que rencontrent les personnes handicapées sont les mêmes que ceux que nous rencontrons – ce qui diffère est la capacité à les résoudre. Il y va des mêmes questions existentielles : la mort, la sexualité, la joie, l’amour…
A l’instar du psychanalyste qui met son appareil psychique en partage, nous nous impliquons nous aussi dans la relation à ceci près que si nous mettons en partage notre appareil psychique, nous mettons encore en partage notre mental et notre corps. Il s’agit de « penser » avec ces personnes ce que, seules, elles ne peuvent penser. Il y va ici des fonctions phoriques. Mais avant de « penser » un vécu il faut bien souvent l’éprouver avec elles. Elles sont si souvent trouées au sens où les fonctions de leur « moi-peau » sont défaillantes. Nous devons fréquemment être le contenant de leurs vécus déstructurés. En fait, elles déposent en nous toutes sortes de choses : des morceaux non-pensés, des projectiles, des trous noirs, des vertiges, des angoisses, des douleurs, des monstres chtoniens et bien d’autres ectoplasmes. Il nous échoit de les « penser », de les éprouver et de les élaborer. Il nous arrive alors de faire du symptôme et des cauchemars. Il nous arrive aussi parfois de tomber « malade » et d’avoir mal dans notre corps à leur place !
Mais nous ne sommes pas que des « contenants » vides prêts à réceptionner ce qui y est déversé. Nous sommes aussi des « contenus », des hommes et des femmes d’expériences. Des êtres qui, en s’appuyant sur leur propre traversée des difficultés de la vie, témoignent de la possibilité de la relève. C’est par ce témoignage que nous nous rencontrons de personne à personne. C’est en nous impliquant en première personne dans les relations que nous nous découvrons frères en humanité. Car c’est en transmettant notre manière d’éprouver la vie que nous permettons aux personnes handicapées de s’y reconnaître et, partant, pour celles qui le peuvent, de transmettre, à leur tour, leur savoir « vivre ». C’est ainsi qu’elles prennent leur place dans l’ordre des générations. Bref, c’est en passant les uns par les autres que nous nous humanisons les uns les autres.
Ce travail est ardu car il en demande beaucoup aux soignants. Pour permettre aux soignants de soigner, il faut que l’institution soigne aussi les soignants. Comment demander à un soignant d’être attentif à autrui si on ne lui accorde pas cette même attention ? Les soignants ne peuvent soigner qu’en se soignant. Pour ce faire, il faut créer une politique institutionnelle particulière. C’est à la ligne hiérarchique à indiquer le chemin. Le directeur doit assumer une fonction soignante vis-à-vis de son équipe soignante tout comme il l’assume vis-à-vis des bénéficiaires.
Nous utilisons les grilles d’analyse, les méthodologies et les dispositifs, que nous avons institués pour soigner les soignés, pour aborder les problèmes que les soignants rencontrent. Sur cette scène, on se met aussi à l’écoute de ce qui se dit tant par des paroles que par des symptômes. Nous accordons une attention toute particulière à ce qu’on nomme « les risques psychosociaux » et nous nous interrogeons sur la part de souffrance que le travail peut engendrer au sens où C. Dejours dit que travailler, c’est faire l’épreuve du réel, de ce qui résiste .
Nous avons appris à travailler en équipe. Nous avons appris à nous faire confiance et à être bienveillants les uns vis-à-vis des autres. Pour ce faire, nous avons institué des espaces de réunion différents. Dans certaines réunions on y prend des décisions, dans d’autres on y parle de nos vécus, dans d’autres encore on y aborde des points théoriques. Nous avons également mis en place un plan de formation. Nous faisons appel à un superviseur. Nous animons des journées pédagogiques et des réunions thématiques. Nous participons à un comité éthique interinstitutionnel.
Grâce à ces dispositifs nous parvenons à décrire les enjeux relationnels qui se jouent entre les personnes qui forment le Petit Peuple des Coquelicots. Nous nous inspirons de la démarche phénoménologique, à ceci près que nous tentons de décrire la situation du point de vue de la relation : que se passe-t-il ici ? à quoi suis-je renvoyé ? Comment définir la part de transfert objectif de la part de transfert subjectif ? Comment éviter l’envie de représailles ?
Ces questions sont abyssales. D’autant plus que les personnes handicapées présentent souvent des troubles associés. Nous accueillons des personnes qui présentent des troubles de comportement, des problématiques psychotiques et des traits autistiques. Nombreuses sont celles qui font du transfert partiel. Elles déposent une partie de leurs « vécus » auprès de certains travailleurs et une autre auprès d’autres. Elles clivent ainsi l’équipe. Nous le constatons en réunion lorsque nous prenons conscience que nous avons des lectures totalement différentes de la personne dont nous parlons. Nous avons alors la lourde tâche d’unifier entre nous ce que la personne se doit de diviser pour des raisons qui restent cachées. Ce n’est qu’à la suite de ce travail de réunification que nous pouvons rejoindre la personne ; soit en assumant ce clivage de manière consciente (en lui attribuant par exemple un « allié ») soit, si elle en est capable, en lui proposant de déconstruire avec elle son scénario. L’essentiel est que nous ne nous divisions pas réellement afin qu’elle puisse découvrir qu’une réunification est possible sans causer de dégâts et/ou que nous savons résister à ses attaques et/ou au chaos qui l’habite.
Néanmoins, ce projet a ses limites. La souffrance en est une. Chacun a ses limites qu’on soit soigné ou soignant. Certaines personnes refusent d’entrer dans la subjectivation ou d’y faire un pas de plus. D’autres n’en peuvent plus de porter. Il est difficile de lâcher le morceau. On se croit être les seuls à pouvoir encaisser la « folie » ou la violence de telle personne. C’est ainsi que nous nous enfermons parfois avec elle (et parfois avec sa famille) dans une impasse. Nous supportons encore avec difficulté l’écart qu’il y a entre les valeurs de notre projet et celles du monde extérieur. Puis, il y a enfin, la petite lâcheté trop humaine qui nous fait préférer le divertissement à la liberté…
Ces limites tiennent lieu de conclusion car en nous ramenant à une même condition humaine elles nous apprennent à exercer avec humilité notre « métier d’homme ».